09 novembre 2005

"Pauvreté, violence et désordre, l’Occident et nous"


Texte de la conférence donnée par Mustapha Cherif à Milan (Italie) en decembre 2004 lors d'un colloque international sur le désordre mondial.

"Pauvreté, violence et désordre, l’Occident et nous"*

Au vu de l’avenir incertain , notamment au niveau des relations internationales et les rapports entre l’Occident et l’Islam, il nous faut dire, franchement et sereinement, ce que nous pensons du présent et des perspectives du vivre ensemble à nos amis occidentaux. Cela exige de nous un point de vue qui garde le cap sur l’essentiel, c’est à dire la justice et la sécurité, préoccupations réelles et légitimes de tous les peuples. Les écueils sont immenses, la marge de manœuvre et les possibilités de peser sur la réalité et de répondre à ces besoins fondamentaux, ne sont pas donnés d’avance, mais il n’est pas impossible de progresser en la matière, si le partenariat, la coopération et le dialogue dominent, plutôt que l’unilatéralisme.
Un premier constat, fondamental, s’impose : notre monde moderne semble dériver, cela ne fonctionne pas, ne marche pas, la crise a atteint un seuil alarmant, trop de pauvretés, d’inégalités, de violences. Malgré de réelles opportunités, la mondialisation, ou occidentalisation, se présente sous la figure de la menace, de la déstabilisation et de l’insécurité. En effet, les inégalités s’aggravent à la fois au sein des sociétés et entre les différentes régions du monde, entre les pays développés et les autres, même si des progrès notables sont enregistrés dans nombres de sociétés du sud en voie de développement.

Paradoxalement, les aides au développement, se réduisent… Cela conduit à des déséquilibres néfastes et en réaction aboutit à des violences. La pauvreté, les injustices, le désespoir, aggravés par la politique du tout répressif et des deux poids et mesures, nous obligent à comprendre que le désordre et le fléau du terrorisme ont des causes multiples, principalement politiques, économiques et sociales, même si des questions culturelles s’y greffent. En conséquence, alors que le bon sens est de notre coté, comme de tous ceux qui cherchent, à titre public ou privé, à corriger un tant soit peu les injustices, d’abord en faisons prendre conscience de la responsabilité de tous et de chacun, comment s’élever à une analyse critique de la situation concrète sans apparaître comme utopique, passéiste ou marginal ?

Les contradictions du monde actuel, à nos yeux, se fonde sur trois dimensions préoccupantes : premièrement le Capitalisme, dans sa phase actuel dite sauvage, fondée sur le profit pour le profit, crée des richesses, mais le fait en opposition flagrante avec les principes de la justice sociale. Deuxièmement, le savoir dominant celui de la technicité, assure des formes d’efficacité, mais en opposition inquiétante avec le sens et les possibilités d’une pensée libre, vivante et objective. Troisièmement, une vision unilatérale du monde unifie, mais en opposition inadmissible avec le droit à la différence, la souveraineté et l’hétérogénéité des sociétés. Ces trois contradictions, oppositions ou coupures aboutissent à la déshumanisation sur le plan moral et éthique, à la pauvreté sur le plan économique et sociale et à une remise en cause de ce qui fonde l’existence c’est à dire la liberté et le sens de la vie, tels que vécu, espérer ou penser depuis des siècles. Ainsi, puisque tous les problèmes se posent en même temps, la dimension politique est déterminante, même si elle n’explique pas tout.

Au Sud, les pays pauvres se plaignent de subir la loi du plus fort et la remise en cause du droit comme référence dans les relations entre les peuples. De plus, ils refusent, à juste titre, l’hégémonie d’une vision exclusivement commerciale du monde. De plus, tous les peuples, au Nord comme au Sud, semble de plus en plus privés ou amoindris de leur droit à décider de leur avenir. Ce sont d’autres centres qui décident pour eux.

Au Nord, les pays riches qui se prévalent d’un savoir élaboré et d’une expérience fondée sur l’Etat de droit, la séparation des sphères du politique et du religieux et l’autonomie de l’individu, les critiques sont aussi radicales, vis à vis de nombre des pays du Sud, comme pour l’absence ou la faiblesse des pratiques démocratiques, le poids des traditions fermées et les insuffisances en matière de réformes, tant de l’organisation de la société que des mentalités. Nous le comprenons, et pour certains d’entre nous y travaillons, pour tenter d’ouvrir de nouveaux horizons, malgré toutes les difficultés du dedans et du dehors.

En conséquence, parler par exemple de choc de civilisation et accuser telle ou telle culture comme cause des retards et comme source de la violence aveugle est un signe de propagande, d’irréflexion et de diversion…Aujourd’hui, malgré les apparences, intégrer et développer l’économie de marché, respecter la sécularité au sens de ne pas confondre politique et religion, sur le plan du principe, dans nos pays, peu de personnes s’y opposent. Mais le droit à la critique de la tradition figée , d’une part, et des dérives du libéralisme d’autre part, est incontournable. Se réformer sur le plan interne, de manière démocratique pour pouvoir mobiliser les citoyens, afin qu’ils soient réellement concernés par les défis est la voie qui s’offre à nous, on le revendique. Mais l’avenir dépend aussi de la façon dont les institutions internationales et les grands ensembles refonderont leurs objectifs et actions à partir des exigences du droit au développement pour tous, comme priorité de notre temps.

Sur le plan scientifique, la formation, l’éducation, l’enseignement, en somme la question de la compétence, du savoir et du savoir faire est une clé décisive pour faire reculer la pauvreté, les inégalités et les fractures. Les nouvelles technologies de communications sont un atout et une opportunité dans ce sens…Sur le plan économique, tout le monde sait que le poids de la dette, la perte des instruments de régulation pour protéger les faibles et la division internationale du travail constituent toujours des problèmes de fond qui méritent une plus grande attention, afin de sortir de la logique de la charité qui restera inopérante.

Ainsi, sur le plan politique, la démocratie internationale et la démocratie interne à chacun de nos pays sont les deux conditions du développement, conditions nécessaires et indissociables. Seule la primauté du droit peut faire reculer les guerres qui engloutissent plus du tiers des ressources du monde…Face au désordre mondial, aux terrorismes transnationaux et à la pauvreté, on diffère parfois sur les méthodes pour les résoudre, mais on diffère aussi et surtout sur l’évaluation des causes et l’identification des responsabilités, car les terrorismes et les sources de la pauvreté et de la violence aveugle sont multiples. Sans jamais justifier les dérives, il y a lieu de s’attaquer à leurs causes profondes…Dans ce contexte, il est à signaler que le peuple américain est un peuple ami et la Nation américaine est une grande et respectueuse Nation. Le monde entier à besoin de la stabilité et de la crédibilité de la première puissance, notre avenir, en partie, en dépend. Les U.S.A, nous ne n’oublions pas, sont héritiers du siècle des lumières et attachés aux valeurs de liberté. Par contre, ce que nous dénonçons est une politique dangereuse, d’un moment visible. Notre démarche, par attachement aux valeurs de la démocratie universelle, est de continuer à dire à nos amis américains : nous ne sommes pas d’accord, pour ce qui se passe, par exemple, en Irak et en Palestine. Tout comme nous ne répéterons jamais assez aux masses arabes et à l’opinion internationale que l’Islam n’est pas l’islamisme et que ce dernier est une falsification. Il ne faut pas se tromper, l’heure n’est pas à l’amalgame, à l’arrogance et à l’aveuglement, mais à l’alliance entre tous les pays et les citoyens du monde, épris de liberté, de justice et de paix, quelques soient leurs religions, leurs races et leurs cultures. Le monde demain sera juste et pluriel ou ne sera pas.

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