31 août 2006

Décés du grand auteur égyptien Naguib Mahfouz

Naguib le grand fils de la Médina

Par Mustapha Cherif
Mahfouz, qui était le premier écrivain arabe à obtenir le prix Nobel de littérature, est mort, hier mercredi. Il était âgé de 94 ans. L’œuvre de l'auteur de la trilogie "L'impasse des deux palais", "Le Palais du désir" et "Le Jardin du passé", restera comme un patrimoine inestimable. Notamment en ce qui concerne la description créatrice de l’Egypte profonde et populaire, le vieux Caire et ses gens multiples et simples. Son œuvre, autour d’une saga familiale doublée d’une fresque historique de l’Égypte, de la révolution de 1919 aux dernières années de la monarchie, est en phase avec la nouvelle situation politique issue du changement de régime de la révolution de 1952 et avec un mouvement littéraire qui privilégie le réalisme et le droit à la différence.

Son œuvre, traduite en une centaine de langues, porte la marque d’un esprit libre, à l’imagination fertile, mais rattachée à la vie quotidienne des arabes, musulmans, chrétiens, laïcs, de notre temps, personnages souvent tiraillés entre origine et devenir, entre passé et avenir. Naguib Mahfouz, avec art, a compris ses concitoyens et défendu avec force la tolérance et le droit de vivre selon leurs inspirations et aspirations. En Octobre 1994, il a été victime d’une tentative d’assassinat, par des extrémistes. L’écrivain a échappé de peu à la mort, mais il resta partiellement handicapé. Je fus, la première personne non égyptienne, à lui rendre visite, à son chevet, pour lui exprimer la compassion et l’affection de l’Algérie à son égard. Il fut profondément touché. Le combat anti-obscurantisme était à l’époque peu compris. Cette visite avait permis de montrer, à l’opinion publique, que le phénomène du fanatisme criminel, souvent instrumentalisé, était transfrontalier et s’attaquait à l’intelligence et aux droits des citoyens à vivre libres. Un géant de la littérature mondiale nous a donc quitté.

La carrière de ce grand écrivain se confond avec l’histoire du roman arabe contemporain et l’actualité politique. En 1959, il écrit Awlad haretna (trad. française Les fils de la médina), tournant dans sa carrière et dans l’histoire du roman arabe. Il y renoue en effet avec la riche tradition de la fiction pour développer une critique des dérives autoritaires du régime du parti unique et, au-delà, une réflexion pessimiste sur le pouvoir dans le monde arabe. Revenant au plus près d’un réalisme critique (Dérives sur le Nil, 1966 ; Miramar, 1967) ou dissimulant son message dans des textes à clés (Le Voleur et les chiens, 1961 ; La Quête, 1965). Ses grands romans réalistes sont adaptés au cinéma, ce qui lui donne accès à un public plus vaste que celui de l’écrit. Il renoue ainsi, depuis les années 70, avec sa source d’inspiration, le vieux Caire de son enfance (Récits de notre quartier, 1975 ; La Chanson des gueux, 1977), et s’affirme comme écrivain majeur, au sommet de son art. Il fait figure, aux yeux de la nouvelle génération, dans les années 1980 de maître respecté pour ses qualités morales et son apport au roman arabe, mais souvent contesté pour ses options politiques, de par son libéralisme. Notamment son soutien à la paix égypto israélienne. Mais, me disait-il, à ce sujet, il voulait influencer les citoyens juifs, afin qu’ils comprennent que leur sort est liée à leur volonté de s’intégrer pacifiquement dans le monde arabe et non à vouloir le dominer aveuglement par la force, au service de tel impérialisme ou idéologie comme sectaire. Dans sa dernière publication en 1996, Asdâ' al-sîra al-dhâtiyya, récits (trad. française Echos d'une autobiographie, 2004) il parle de son attachement à la paix. Avec lui la majorité des gens croit au vivre ensemble, à l’amitié judéo-arabe et islamo-chrétienne. Il était humaniste, séculier et de son siècle.

Il me racontait que durant la guerre de lutte de libération de l’Algérie, contre la colonisation de peuplement, il écoutait avec passion la Radio Saout el Arab et se solidariser avec la juste cause. Lors de mes visites et discussions avec cet écrivain, je découvrais, à chaque fois, un homme simple, soucieux de prudence et de nuances, préférant, sans doute, parler par allégorie et envelopper ses messages et positions, sur les problèmes du monde, par les sentiments des gens de tous les jours. La culture, ce parent pauvre, ce lieu déserté du monde arabe, a pour tache aujourd’hui de revenir à la création, à la libre critique, au dialogue des cultures et des religions. Ce sont les moyens nobles et efficaces pour préserver et renouveler l’identité menacée, la souveraineté, le droit au développement remis en cause par tant de menaces, de défis et d’incertitudes. Il n’y a pas d’autre voie pour créer une nouvelle civilisation humaine qui nous fait défaut aujourd’hui. Le sens de l’ouverture de cet écrivain me rapprochait de lui, par delà des différences quant au sens de la vie ou analyses politiques. L’histoire de la littérature retiendra son nom comme un écrivain proche des siens et des autres, un grand fils de la Médina.