19 avril 2006

L'Islam,un bouc émissaire pour occulter les problèmes du monde.Interview

MUSTAPHA CHERIF AU «QUOTIDIEN D’ORAN»
Interview réalisée le correspondant à Paris: S. Raouf

"L’Islam, un bouc émissaire pour occulter les problèmes du monde"

Elève de Jacques Berque, professeur à l’Université d’Alger et professeur invité au Collège de France, Mustapha Cherif vient de publier «L’islam. Tolérant ou intolérant» (1). Un essai dont il a fait, actuellement, la promotion à travers la France. L’ancien ministre et ancien ambassadeur au Caire en a présenté les motivations et le contenu au Centre d’accueil de la presse étrangère
à Paris. Avant d’enchaîner par des communications dans les FNAC. «Le Quotidien d’Oran» l’a rencontré. Entretien.
Le Quotidien d’Oran: Vu d’Occident, l’Islam, écrivez-vous en guise d’introduction de l’essai, apparaît comme un méconnu religieux, culturel et civilisationel. À quoi tient cette illisibilité? Déficit d’explication de ses adeptes? Ou peu d’empressement des Occidentaux à en comprendre le message?
Mustapha Cherif: Les deux à la fois. La responsabilité est partagée. D’un côté, nous ne savons pas bien expliquer nos valeurs et références fondatrices et, bien plus négatifs, certains des nôtres apportent de l’eau au moulin des ennemis des peuples, en agissant de manière irrationnelle, en usurpant le nom de l’Islam.
D’un autre côté, les discours dominants en Occident, depuis longtemps, refusent souvent de reconnaître le droit à la différence et caricaturent notre religion de manière délibérée ou par ignorance. Pourtant en rive nord, ils prétendent être les seuls à respecter l’autre différent, ce qui est loin de correspondre à la réalité. Résultat, malgré des efforts de certains chercheurs: c’est la méconnaissance et les préjugés qui dominent.

Q.O: Vous faites valoir le mérite d’un de vos professeurs, Jacques Berque. Entamée, voici une trentaine d’années, son entreprise de traduction du Coran a été, à vos yeux, un «acte majeur». Un exercice au travers duquel il voulait aller à la rencontre du musulman, «le comprendre et s’enrichir avec lui». Son exemple, force est de le constater, n’a pas fait tache d’huile.
M. C: C’est le moins que l’on puisse dire. La tradition des écoles de l’orientalisme a comme disparu. Car malgré ce que disait, à juste titre, Edward Saïd -c’est-à-dire que l’orientalisme accompagnait et soutenait le colonialisme-, il y avait un savoir élaboré qui tentait de comprendre. En Europe, les études scientifiques sur l’Islam ont grandement reculé, malgré des efforts de certains et la profusion des propos à son sujet. La majorité des travaux abordent notre religion et notre civilisation de manière superficielle. Sous l’angle réducteur du sécuritaire, ou celui de l’exotisme. Nous sommes dans l’alarmisme, la désinformation et les manipulations.

Q.O: Depuis la prédiction de Samuel Samuel Huntington et la médiatisation qui s’en est suivie, seul l’Islam cristallise les débats. À la différence des autres religions, à commencer par les deux autres monothéistes, c’est à lui qu’on renvoie les désordres du monde. Attitude justifiée ou parti pris?
M. C.: L’Islam est devenu le bouc émissaire, comme diversion, pour occulter les problèmes du monde. L’ambition d’hégémonie agite le spectre d’un nouvel ennemi, d’un épouvantail. La crise est mondiale, nous sommes dans le non-droit, le refus de la négociation et la loi du plus fort. La situation est grave, et nous ne sommes pas assez conscients de la nécessité de changer de manière urgente, réfléchie et concrète les rapports de force qui, à l’heure actuelle, sont en notre défaveur. Les discours dominants dans le monde ne parlent, par exemple, que du terrorisme des faibles qui instrumentalise de manière criminelle la religion. Ces discours dominants de la propagande occultent sciemment la réalité du terrorisme des puissants qui occupent d’autres pays, répriment et transgressent le droit international.

Q.O: Quelles sont, d’après vous, les causes de cet acharnement et de cette propagande?
M.C: Nous représentons une différence quant au sens de la vie, à notre époque, car du temps de l’Occident classique, il y avait un fond commun. On représente, aujourd’hui, une résistance morale face au modèle déshumanisant que certains veulent imposer au monde entier. On apparaît comme des dissidents, des hérétiques. Nous sommes, depuis toujours des assoiffés de sens, de justice et des peuples attachés à la dignité. On veut nous isoler et nous empêcher de nous allier avec les forces dans le monde, qui cherchent aussi, à résister aux injustices, à la perte de sens. Le malheur réside, aussi, dans le fait que certains qui usurpent le nom de l’Islam, par leurs actes fondés sur la violence et l’idéologie des interdits -démarche suicidaire-, choquent l’opinion mondiale. Nuisent à ce qu’ils croient défendre. Et trahissent la lettre et l’esprit de notre religion. Tout comme certains qui, de l’extérieur de l’Islam, le récusent sous prétexte de modernisme et participent aussi à sa caricature.

Q.O: L’une des critiques récurrentes a trait à «l’intolérance» et à la «fermeture» des musulmans. La mondialisation faisant son oeuvre, ces derniers sont crédités de toutes les adversités: rejet de la modernité, opposition au progrès, allergie à l’air du temps.
M.C: Ce sont des contrevérités. Les musulmans aspirent comme tous les peuples au progrès. Rien, dans nos références fondatrices et notre histoire ne s’oppose au progrès et à l’ouverture. Au contraire, tout l’exige. Mais, il est légitime de vouloir allier progrès et authenticité.
Tout comme il est normal de critiquer les pesanteurs de notre tradition, il est légitime de critiquer les dérives de la modernité. Cela nous est refusé et sert d’alibi à la stigmatisation. On veut nous obliger à passer à l’Ouest sans conditions. Mais, de notre côté, pour être crédibles, il nous faut pratiquer l’autocritique et mettre tout en oeuvre pour corriger nos insuffisances, faire évoluer l’ijtihad et le tajdid et se réformer en profondeur afin de former un citoyen responsable et une société productive et créative. Sinon on prêtera toujours le flanc.

Q.O: Les mêmes critiques brossent des états de lieux contrastés entre les trois religions monothéistes.
Autant le christianisme et le judaïsme se sont remis en cause à l’épreuve du temps et, ce faisant, réformés. Autant l’Islam s’est gardé d’une telle démarche.
M. C: Les caractéristiques de l’Islam et celles des deux autres religions abrahamiques sont différentes, malgré des aspects communs. L’Islam est réformateur de manière inhérente. Il n’a pas d’église, chaque musulman est censé être libre face à Dieu. Et sa version de l’humain est naturelle: il permet les changements et l’ouverture dans les rapports au monde. Mais, si reformer l’Islam cela signifie le couper de la vie, le marginaliser, c’est voué à l’échec. Nul ne peut changer les valeurs et la vitalité de l’Islam. Car la réforme aux yeux de l’Occident et de certains modernistes, c’est mettre en oeuvre une vision réductrice du religieux. C’est-à-dire affirmer que c’est une oeuvre humaine, liée à des contingences historiques, plus encore fondée sur des mythes et la subjectivité sources d’aliénations. Cette vision est irrecevable. Si par contre, se reformer c’est faire évoluer l’interprétation, mettre en valeur les potentialités émancipatrices de l’Islam et adapter sa compréhension et sa pratique à la marche du temps, cela est non seulement possible mais vital. Nous sommes en retard sur nombre de points, affaiblis par ceux qui instrumentalisent la religion à des fins politiques et freinés par les tenants d’une tradition fermée, mais il faut savoir faire la part des choses: ce sont des dérives et une contrefaçon, et non point des causes coraniques.

Q.O: La conférence de presse que vous avez animée au Centre d’accueil de la presse étrangère, à Paris, a confirmé combien le contenu du Coran suscite, plus que jamais, aux yeux des Occidentaux, une multitude de questions. Au premier rang desquelles sa perception de la différence de l’autre, autrement dit le non-musulman, la femme, etc. Le texte sacré des musulmans est-il émaillé de tabous?
M. C: Contrairement aux préjugés, le Coran est constitué de 90% de permissions, d’appels à la tolérance, du respect du droit à la différence, au pardon et à la patience, et seulement 10% d’interdits et de recommandations à la fermeté, ce qui n’est pas des tabous. Tout comme pour la femme, elle est l’égale de l’homme. C’est dans le couple que se situe le secret de la vie. L’Islam, naturellement, respecte aussi la différence qui existe entre le féminin et le masculin, et l’équilibre: ni exhibitionnisme de la femme, ni son enfermement. Un fossé sépare parfois la perception spirituelle et les discours féministes, à cause notamment de leur vision unisexiste d’une part et de nos dérives sociologiques, et lectures arbitraires de nos textes, d’autre part. De plus, le modèle dominant dans le monde laisse septique: nul n’a le monopole de la vérité.

Q.O: Vous déplorez la chape de plomb qui pèse, en Occident, sur la contribution de l’Islam à l’essor des temps modernes. Le monde musulman n’est-il pas le premier responsable?
M.C: L’Occident a été judeo-islamo-chrétien et greco-arabe et l’on a fait croire qu’il fut seulement judéo-chrétien et gréco-romain. Sans l’apport arabe, il n’y aurait pas eu de renaissance européenne. La désislamisation du patrimoine commun, l’amnésie, ont des conséquences néfastes pour tous. Nous avons une part de responsabilité car on a participé aux ruptures. L’Emir Abdelkader l’a bien compris. Il a combattu de manière exemplaire l’agression coloniale, mais ensuite, il a essayé d’aider les sociétés arabes à renouer avec l’exercice de la raison et l’efficacité scientifique, sans tourner le dos à la spiritualité; l’un n’empêche pas l’autre. Aujourd’hui, les réactions aveugles face aux injustices et nos retards en matière de développement politique et économique nous mettent, aux yeux de l’opinion, au rang des derniers sous-développés de la planète.

Q.O: Des oeuvres remarquablement éclairées ont jalonné le cheminement du monde musulman au travers des siècles. Or, ces textes brillent par leur rareté, si ce n’est pas leur absence dans le monde musulman. Elles se sont éclipsées des rayons de librairies pour laisser place à la littérature salafiste.
M.C: Hier, les pays arabes ont mis l’accent sur une littérature de l’idéologie nationaliste soucieuse des questions matérielles. Cela est utile peut-être, mais insuffisant. Depuis un certain temps, on assiste à la profusion de la littérature qui instrumentalise le religieux, version rétrograde.
Le savoir objectif, dans toutes ses dimensions historiques, scientifiques et théologiques reste, il est vrai, peu visible, voire absent. Mais la demande est immense. La jeunesse est à la recherche de la connaissance, pour approfondir sa foi, et aussi sa maîtrise du monde. Lire Ibn Khaldoun, Ibn Rochd et Ibn Arabi, pour ne citer que ces grands symboles, parmi des milliers d’autres, est une exigence. Reste à aider les éditeurs et libraires, et nous autres intellectuels d’aujourd’hui à produire des textes qui tentent de répondre aux interrogations de notre temps.

Q.O: L’éducation dans le monde musulman est au coeur du procès. Otage de faux prophètes, elle fabrique, charge-t-on, des fanatiques responsables de l’image brouillée et chahutée de l’Islam.
M.C: L’école est au coeur des enjeux de l’avenir. Mais toute la société est responsable, la famille, les pouvoirs, la société politique, la société civile, les médias... Il faut souligner qu’au sujet de l’école, les extrémistes de tous bord perturbent le besoin d’une vision objective. Il y a ceux qui veulent éliminer des programmes, par exemple tout enseignement de la religion, et il y a ceux qui ont une version obscurantiste et fermé de cet enseignement. Alors qu’il s’agit d’apprendre à nos enfants la connaissance du fait religieux et l’apprentissage ouvert de valeurs inhérentes à notre histoire et identité. Le meilleur rempart contre les déviations et tentations fanatiques c’est la connaissance, l’ignorance étant une des sources des problèmes.

Q.O: Dialogue: tel est, souligné dans votre essai, le remède approprié au fossé qui se creuse irrémédiablement entre l’Orient et l’Occident. Y-a-t-il place au dialogue sur fond de guerre en Irak, de persistance du conflit israélo-palestinien, d’islamophobie rampante?
M.C: Depuis que l’humanité existe, le dialogue est le seul moyen pour mettre fin à des hostilités et travailler à l’intérêt général. Le problème, aujourd’hui, réside dans le fait que des grandes puissances refusent le dialogue entre les peuples. Il faut que les forces éprises de paix tentent de mettre fin à ce face-à-face de la mort qui coûte très cher. Je suis inquiet car les forces belliqueuses et les tenants de l’islamophobie marquent des points. Par exemple, elles ont réussi à amener le Vatican à dissoudre récemment la commission du dialogue inter-religieux, et la diluer dans un organe des relations avec les non-croyants et la culture.
Et, sans honte, un ancien Premier ministre israélien a rendu visite au Pape, cette semaine, pour lui demander de s’aligner sur les thèses sionistes, en ce qui concerne le Hamas palestinien, et les relations avec les pays musulmans. L’impasse du dialogue euroméditérannéen, le peu de perspectives d’une réforme de l’ONU, et tant d’autres dossiers en panne, sont le reflet de la nécessité du dialogue.
Les pays du Maghreb, l’Algérie, les pays de l’Europe du Sud, la France, et, sur le plan des masses, les croyants de toutes confessions et simplement les citoyens du monde attachés au Droit, peuvent oeuvrer pour des relations fondées sur la justice et un universel commun, qui nous font tant défaut.

2 Comments:

Anonymous Anonyme said...

C'est la premiére fois que je lis un article aussi sensé et intelligent sur l'Islam.Merci de contribuer a éclairer ceux qui se posent des questions objectives et attendent des réponses objectives.

Cordialement.

Jack.

3/5/06 16:55  
Anonymous Anonyme said...

Un homme au service de la paix,
Vous en êtes
Merci
Car que pensez de la défection face à ce devoir (incontestable pour un croyant) de représentants religieux chrétiens et juifs qui refusent le dialogue, et de chercher ensembles la paix.
Y aurait-il des interférences qui nous dépassent et qui, pourtant, devraient être étudiées par les érudits.
Le savoir n'amène-t-il pas forcément à la paix si tout le monde se donne la peine de réfléchir des solutions réelles, justes càd durables.

1/2/07 18:57  

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